Le roman-feuilleton naît en Angleterre au XVIIIe siècle, grâce à Daniel Defoe qui déchaîne les passions des lecteurs anglais avec les aventures d’un certain Robinson Crusoë.
Il se développe en France dans les années 1830-1840 avec l’apparition d’une presse populaire bon marché.
Il est alors le fruit d’une alliance ingénieuse et opportuniste entre des romanciers de talent et des directeurs de journaux qui trouvent, de part et d’autre, de grands avantages financiers à cette collaboration.
Les romanciers d’une part n’ont pas, à cette époque, des moyens efficaces de diffusion de leurs œuvres. Les libraires-éditeurs sont encore fort mal organisés, avec des coûts de fabrication élevés et aucune stratégie littéraire et les cabinets de lecture (sortes de bibliothèques payantes qui démocratisent un peu l’accès aux livres) ne leur apportent aucun profit.
Les romans-feuilletons arrivent à point nommé en touchant une audience immense qui leur offrent de meilleures perspectives de rémunération.
D’autre part, une nouvelle presse est en pleine expansion. En 1836 deux journaux apparaissent, respectivement La Presse dirigé par Emile Girardin et Le Siècle dirigé par Armand Dutacq avec, comme politique, la diminution du coût du journal qui doit être contrecarrée par une forte augmentation du nombre de lecteurs.
La concurrence est effrénée entre les deux journaux pour séduire le plus de lecteurs possible et le roman-feuilleton devient l’un des enjeux de cette compétition car il est capable d’augmenter les ventes dans des proportions considérables. Les directeurs de presse n’hésitent pas à dépenser des sommes folles pour publier des grands noms capables de séduire les foules… et donc de faire vendre. Rien de tel en effet qu’un héros ou une héroïne laissés en mauvaise posture pour rendre un public fidèle, désireux de connaître la suite !
Le roman-feuilleton fait donc le bonheur des uns et des autres, sans compter celui – immense - des lecteurs !
Tous les grands auteurs, Balzac, Sand, Dumas, Sue, Soulié, Daudet, Gautier, Verne, Zola, Féval, etc. s’essayent à ce nouveau genre dont, même leurs éditeurs, deviennent bénéficiaires. En effet, cette pré-publication des œuvres dans la presse est un excellent moyen de lancement d’un livre et une bonne publicité.
Le succès est tel qu’il ne s’agit pas uniquement de couper des œuvres en chapitres pour des publications successives, mais de demander aux auteurs une écriture spécialement conçue pour ce nouveau support. Ce mode de publication est assez contraignant car les auteurs doivent écrire vite, en tenant compte de longueurs de texte imposées, avec des rappels fréquents d’événements pour rafraîchir la mémoire du lecteur et des effets à suspens pour exciter la curiosité et donner envie d’acheter le numéro suivant.
Le feuilletoniste est au service du courrier des lecteurs et des ventes effectives, car le public réagit au contenu de l’histoire et peut même en changer le cours… Une technique d’écriture particulière apparaît qui doit conjuguer, outre le récit découpé en épisodes journaliers, un certain nombre d’ingrédients propres à cette littérature : du suspens certes, mais aussi des coups de théâtre fréquents, une action intense et parfois frénétique, des situations où luttent le Bien et le Mal, de l’angoisse à chaque fin de chapitre, etc. D’où l’indispensable talent demandé à l’auteur pour pouvoir harmonieusement conjuguer tous ces paramètres et garder une cohérence à son histoire et un style à son écriture.
Il faut reconnaître que des « navets » succèdent à des chefs-d’œuvre et si la signature quotidienne d’un Dumas, d’un Soulié ou d’un Sue au « rez-de-chaussée » de son journal (bas de la première page) signifie quelques milliers ou dizaines de milliers d’abonnés en plus, il y a aussi des tâcherons du genre dont la production n’est pas brillante. Pour ceux-là les contraintes du roman-feuilleton sont fatales. La multiplication des rebondissements engendrent des lieux communs ; l’écriture rapide n’est pas soignée ; l’intrigue prime sur l’histoire dans son ensemble ; le style est souvent inexistant.
De ce fait, le roman-feuilleton a ses détracteurs qui lui reprochent justement la pauvreté de son contenu destiné à plaire facilement au public, au service de l’argent et sans que l’auteur ne montre sa véritable nature.
Cette littérature a été beaucoup critiquée, prétendument jugée populaire, alors qu’elle a dominé toute la production littéraire romanesque du XIXe siècle avec de nombreux auteurs que ces mêmes critiques ont reconnu par ailleurs remarquables.
Ceux qui ont su écrire dans les conditions qu’elle imposait avait un vrai génie, une verve, une créativité, un sens de l’intrigue et du rythme.
Ces qualités, qui n’étaient pas données à tout le monde, ont permis de produire des œuvres génératrices d’un nouveau plaisir de lire. Cette littérature a d’ailleurs eu l’immense mérite de développer un nouveau lectorat parmi une population récemment alphabétisée. C’est aussi la raison pour laquelle elle a péjorativement été qualifiée de « populaire » car elle plaisait réellement au petit peuple.
De plus, le roman-feuilleton a inventé un type de héros populaire qui a marqué de nombreuses générations depuis lors, qu’il s’appelle d’Artagnan, Lagardère, Pardaillan, Rouletabille, Rocambole, etc.
Il a mis en place une trame éternelle autour d’un héros, d’une aventure et de passions qui sont à l’origine de petites merveilles telles que Les Mystères de Paris ou Les Trois Mousquetaires qui paraissent d’ailleurs à un an d’intervalle et à titre de concurrence entre les deux principaux journaux. Ils font partie des plus gros succès du roman-feuilleton que Balzac méprise autant qu’il les envie (c’est un genre dans lequel il n’excelle pas) et que d’autres, tels Sainte-Beuve dénigre.
Ces œuvres ont d’ailleurs donné naissance à un genre ; Les Mystères de Paris ouvrent la voie à la fresque sociale et Les Trois Mousquetaires sont les précurseurs du roman de Cape et d’Epée.
Vie et mort du roman-feuilleton
D’après Lise Queffélec (Le Roman feuilleton français au XIXe siècle. PUF « Que sais-je ? » - 1999), il y a eu trois grandes périodes de production du roman-feuilleton.
La première période, celle qui va de 1836 à 1866, est celle d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue, de Paul Féval ou de Frédéric Soulié qui produisent des romans dramatiques, passionnels, à rebondissements avec un héros central très marqué, justicier, solitaire ou marginal.
La deuxième période vers la fin du Second Empire et les débuts de la IIIe République est dominée d’abord par Ponson du Terrail et Féval qui continuent sur la même lancée, puis Gaboriau qui est le précurseur du roman policier.
La troisième période est celle de l’expansion de la presse qui commence vers 1875. Les tirages des journaux pulvérisent les records et les romans-feuilletons génèrent de plus en plus de concurrence entre les auteurs. On trouve alors plusieurs genres : roman social, sentimental, historique, policier, science-fiction, exotique. Les auteurs sont Michel Zévaco, Xavier de Montépin, Pierre Decourcelle…
C’est à ce moment-là que des éditeurs tels Tallandier lancent des collections populaires, spécialisées dans le genre.
Après les deux guerres et l’arrivée de nouveaux supports médiatiques (cinéma, radio puis plus tard la télévision) le roman-feuilleton va peu à peu décliner et disparaître.