Une enfance gasconne

Quand Charles de Batz de Castelmore d’Artagnan vint-il précisément au monde ?

C’est un mystère.

Curieusement, les feuilles du registre correspondant à cette période ont disparu des archives et il ne reste pour preuve que les déductions qui peuvent être tirées des dates ultérieures et mieux connues de sa vie ou de celles de sa famille.

Il naquit sans doute vers 1620. Mais on ne saurait préciser, car les registres antérieurs à 1662, de la paroisse de Meymes, à laquelle appartenait le château [de Castelmore], ont disparu. En fait, comme Castelmore dépendait du parsan de la chapelle de Beaubeste, c’est à Beaubeste que ce Charles de Batz dût être baptisé et enregistré. Là aussi furent ensevelis ses parents et au moins son frère Paul. Depuis lors cette chapelle a été rasée et l’on n’en connaît même plus l’emplacement où dorment ignorés dans le sol, ceux des Batz qui furent confiés à la garde de ce lieu consacré.
André Laffargue

Cet événement se produisit selon toute apparence entre les années 1610 et 1620, car Charles avait été précédé au moins par son frère Paul. Les curieux regretteront que les registres des baptêmes, mariages et sépulture tenus par le curés de Meymès… soient perdus pour la première moitié du XVIIe siècle…
Charles Samaran

Sa naissance se situerait plutôt vers 1610-1615 puisque qu’ « un document daté du 10 mars 1633 (…) confirme la présence de d’Artagnan dans les rangs » de la compagnie des mousquetaires. « Son départ de Gascogne pour Paris se situe selon toute vraisemblance au cours des années 1625-1630 alors qu’il devait avoir une quinzaine d’années. C’est à cet âge-là qu’un jeune noble apprenait le métier de la guerre ».
Odile Bordaz

Il est certain en revanche qu’il naquit en Gascogne, et plus précisément sur la commune de Lupiac, au château de Castelmore, situé dans l’actuel département du Gers.

Castelmore
Château de Castelmore

Sur les confins des anciens comtés d’Armagnac et de Fezensac, au sommet d’une croupe assez élevée qui forme la ligne de partage des eaux entre le bassin de l’Adour et celui de la Garonne, est bâti le petit château de Castelmore… Jamais le luxe n’habita cette demeure très simple…Les constructions de quelque importance, qu’habitaient jadis les petits comme les grands gentilshommes… étaient assez nombreuses dans la campagne, car les nobles n’habitaient guère les bourgades. Ils préféraient vivre seuls, non pour sauvegarder leur dignité, mais parce qu’ils étaient surtout propriétaires fonciers… Au temps de Henri IV et de Louis XIII, ces demeures n’ont plus rien du château féodal ; …Ce sont des manoirs, au sens étymologique, entourés d’une agglomération de bâtiments d’exploitation, granges, celliers, pressoirs, fournils.
Charles Samaran

Lupiac paysage / landscapeA une lieue environ de Castelmore, sur une colline, s’étendait Lupiac… Au début du XVIIe siècle, c’était une petite place de guerre … entourée de murailles jaunies et desséchées avec quelques grosses tours crénelées, dont l’une prit plus tard le nom de tour d’Artagnan.
Jean-Christian Petitfils

Les documents sur son enfance n’existant pas, c’est par le truchement d’un inventaire du château de Castelmore dressé en août 1635 après le décès du père de d’Artagnan, qu’on peut reconstituer son cadre familial. La connaissance de la vie de la Gascogne à cette époque permet, par ailleurs, d’imaginer ce que fut son quotidien et ses occupations. De toute évidence, le seigneur de Castelmore n’avait pas une grande fortune. 

Pour se représenter ce que dût être dans ce milieu la jeunesse de Charles de Batz Castelmore, le futur d’Artagnan, il faut appeler l’imagination au secours de l’histoire… Il vécut assurément la vie de ces gentilshommes campagnards de l’ancienne France qui veillaient de près à la bonne tenue de leurs terres, levés plus tôt que leurs valets, dirigeant les travaux des champs et, le dimanche, visitant leurs « héritages » …L’air pur et la pratique des longues courses leur faisaient des poumons puissants et des muscles robustes… Bien loin de vivre retirés au fond de leurs donjons, ils ne dédaignaient pas de prendre part aux fêtes bruyantes, mangeant ferme, buvant sec et lutinant les filles.
Charles Samaran

Des jeunes années de d’Artagnan, on ne sait rien. Elles durent ressembler à celles de Monluc, mais en moins calamiteux, car la table familiale de Castelmore compta moins de bouches faméliques que celle de St Puy… Toutefois, il ne connut pas la bombance. Au manoir agreste de Castelmore, dont les ressources étaient limitées, on vivait d’une vie simple et parcimonieuse… Le petit Charles dut suivre et imiter ses aînés dans leurs courses et leurs jeux, ceux de toute enfance campagnarde.
André Laffargue

Activité favorite de la noblesse, la chasse, a dû occuper une bonne partie du temps à Castelmore. On chassait le lièvre et le sanglier, gibier le plus courant, mais déjà on pratiquait en Gascogne la chasse au filet, qui selon les saisons permettait de prendre palombes, perdrix et bécasses.
Odile Bordaz

La nourriture était simple : viande de porc salée, « mique » et « millas » : pain et bouillie de farine de blé et de maïs ou d’orge, volailles et de loin en loin ; viande de boucherie pour les fêtes patronales.
Henri Castex

On était plus riche de belle humeur et de santé que de pistoles, et l’on mangeait plus souvent du porc salé que des douceurs telles que limons, dattes ou raisins de Corinthe qui ne figuraient guère en ce temps-là que sur la table des raffinés.
Mais les Castelmore avaient à Notre-Dame de Baubeste, qui leur servait de chapelle, les honneurs d’église avec, vivants ou morts, une place spéciale dans le chœur, et le droit à une prière particulière. Ainsi faisaient-ils figure de hauts et puissants seigneurs.
Charles Samaran

De si grande race qu’ils fussent, tout au moins du côté maternel, ces enfants ne furent pas beaucoup plus douillettement élevés que leur voisin et roi, le bon Henri. Ils pataugeaient avec la volaille, jouaient avec les gamins de Lupiac, s’endurcissaient aux intempéries et aux coups.
Armand Praviel

Sur l’éducation de d’Artagnan, les avis sont restés longtemps partagés et certains ont pu affirmer qu’il n’était pas instruit. Il faut néanmoins se replacer dans le contexte historique, social et régional de l’époque. Visiblement, l’instruction de d’Artagnan n’était ni meilleure ni pire que celle de ses contemporains, issus du même milieu.

Doit-on, d’après l’orthographe très fantaisiste de ses lettres conclure à une instruction limitée au strict nécessaire ? l’orthographe de la plupart de ses contemporains ne différait guère de la sienne. Il était même bien porté pour un grand seigneur, sauf rares exceptions, de savoir à peine écrire. En ce qui concerne d’Artagnan, la tournure de ses lettres autographes est (…) tout à fait correcte et son écriture fort belle.
Odile Bordaz

Si l’on en juge par ses lettres, son instruction resta rudimentaire. Sans doute fut-elle d’abord donnée, à domicile, par quelque prêtre, les instituteurs d’alors. (…) Mais, probablement à Castelmore, comme dans les autres châteaux, était-il de règle de ne s’entretenir à table qu’en français, pour l’apprendre aux enfants. Un français pimenté d’un accent dont d’Artagnan, pas plus qu’Epernon ne dut parvenir à se défaire, ce qui apparaît même à travers ses écrits. Mais qui s’en offusquerait à la Cour de France, alors colonisée, accaparée par la Gascogne ?
André Laffargue

Son orthographe sera des plus fantaisistes et les expressions empruntées directement au gascon abondent dans sa correspondance.
Geneviève Farret

Qu’apprenait-on à un cadet de famille – ou capdèt comme on disait entre Garonne et Pyrénées – destiné à servir le roi ? A lire, à écrire, à compter, le tout agrémenté de rudiments de latin et de leçons de catéchisme élémentaire donnés par l’Oncle Daniel, recteur de Lupiac, le seul homme « savant » du village.
Jean-Christian Petitfils

Mais on ne peut douter qu’il reçut un autre enseignement… celui de la rapière.

Infiniment plus utile que toute la science des magisters, était une connaissance qui ne s’apprenait pas dans les livres, : l’escrime. Pour un noble, mieux valait bien savoir tenir l’épée que la plume, car c’est par l’épée que l’on s’ouvrait alors un chemin.
André Laffargue

Il apprenait le maniement des armes. Il avait, dans son entourage de vaillants hommes d’armes pour l’initier à l’art de tirer la rapière, l’épée à lame longue et fine qui permettait de frapper d’estoc, c’est-à-dire de pointe. Les exploits chevaleresques des cadets de Gascogne ne manquaient pas de panache. Combien de fois, à la veillée et lors des repas de famille, le jeune Charles dût-il entendre le récit des combats auxquels avaient participé son grand Oncle Batz, son grand-père Montesquiou et leurs compagnons d’armes !
Odile Bordaz

A son adolescence, comme son frère Paul et de nombreux autres Gascons de l’époque, d’Artagnan quitte le domaine familial pour devenir soldat. Les maigres moyens de subsistance de sa famille, l’appel de l’aventure et le fait – indéniable – que les Gascons aimaient faire la guerre, le mettent très jeune sur la route qui mène à Paris.

Paul, l’aîné, fut une manière d’homme célèbre. Le premier, à l’exemple de l’oncle Bernard, il quitta le manoir de Castelmore pour aller prendre rang parmi les mousquetaires, alors peuplés de Gascons. C’est lui qui fraya directement le chemin à son cadet, dit d’Artagnan.
Armand Praviel

Ce petit bagage de connaissances acquis, plus question pour un jeune homme touchant ses seize ou dix-sept ans de se morfondre douillettement dans le manoir familial où il y avait trop de bouches inutiles. Ce n‘était pas le château de la misère du capitaine Fracasse mais, pour la nombreuse nichée de Castelmore, il fallait compter.
Jean-Christian Petitfils

Il est aisément compréhensible qu’affrontés à une telle situation les enfants de Castelmore, Paul en tête, suivis par Charles et Jean, aient quitté le plus tôt possible le domaine familial. Comme tant de jeunes Gascons, ils avaient choisi la carrière des armes par nécessité, mais, du moins en ce qui concerne Charles, par goût aussi.
Odile Bordaz

Toutefois, s’ils voulurent être soldats, c’est moins par souci du gagne-pain que par vocation. Une vocation qui était partout dans l’air en Gascogne, à cette époque, et qu’ils respiraient soit dans la maison, soit à l’extérieur.
André Laffargue

Outre cette propension naturelle, atavique, au métier des armes, il y avait une bonne raison pour que la graine de soldats germât dru entre la Garonne et les Pyrénées. La richesse s’était obstinée, aussi bien au temps des guerres de religion qu’à l’époque de la guerre de Cent ans, et pour les mêmes causes, à ne visiter que fort irrégulièrement les nobles de Gascogne (…) Et après tout, au métier de la guerre, tous les espoirs étaient permis.
Charles Samaran