de Narcisse-Achille de Salvandy (1795 – 1856) - A.Egron Imprimeur de SAR Monseigneur Duc d’Angoulème - Rue des noyés n° 57 – décembre 1815.
« Que peu de jours s’écoulent, et la Maison Militaire aura cessé d’exister et l’œuvre de la révolution sera toute entière accomplie ; car de notre vielle France, il ne restera plus que des traditions éparses, des souvenirs douloureux, et la perspective d’un trône inopinément séparé de ses antiques appuis.
Ce n’était point cet avenir que présageaient nos cœurs, aux jours fortunés du retour, quand le monarque-père venait, après plus de vingt ans d’absence, reconstruire la monarchie sur ses anciennes bases, étayés de la charte constitutionnelle, dont la Patrie reconnaissante lui a du le bienfait. Oh ! alors fiers d’être appelés à faire revivre une institution qui a prêté un si noble éclat aux pompe triomphales du siècle de Louis XIV nous pensions que, puisque notre reconnaissance accompagnait la restauration du trône, nous étions réservés au partage de toute la prospérité que doivent attendre l’auguste dynastie des Rois. Et pourtant, c’est quand l’autorité royale prend une vigueur capable de braver les efforts des factions et des siècles, c’est quand un long avenir de sécurité prépare nos institutions la garantie de la durée, c’est quand la représentation nationale cherche à environner le trône de tout ce qui peut lui donner le caractère de la stabilité, quand les sujets fidèles espèrent jouir enfin des bienfaits du gouvernement paternel de leurs princes ; c’est alors, c’est par les soins d’un ministre, héritier des grands talents, comme du nom de ce Richelieu qui créa une partie des compagnies rouges, que les compagnies rouges, après avoir victorieusement traversé les jours de l’ancienne gloire et des dernières adversités de la France, succombent, et n’auront ainsi, dans l’exil, décoré le trône fugitif de tout l’éclat dû à la majesté royale que pour perdre aujourd’hui tous les droits acquis à leur dévouement.
Sans doute, en 1814, lorsque s’appropriant des souvenirs qui lui étaient étrangers, le petit-fils d’Henri IV s’environnaient de toutes nos vieilles bandes, le ministère pouvait craindre de présenter à l’armée le spectacle de ces brillantes compagnies, qui éternisant d’autres trophées que les siens, il était facile de prévoir, qu’orgueilleuse de ses triomphes, elle ne reconnaîtrait point une fraternité d’armes qui n’avait pas été contracté dans les plaines de Marengo et d’Austerlitz.
Mais aujourd’hui a-t-on pu redouter une pénible rivalité ? Les troupes se recomposent, moins anciens que nous, encore inconnus à la victoire,les nouveaux corps ne peuvent plus voir en nous que les héritiers d’une gloire vraiment nationale, d’une gloire contemporaine des beaux jours de Louis XIV, et ils nous auraient salués du titre de leurs devanciers dans la carrière de la fidélité et de l’honneur.
Tandis que, de toutes parts, de nouvelles enseignes se lèvent appelant les braves autour du panache blanc, les chefs de ces légions qui devront à l’héroïsme d’une bravoure toute française les grandes destinées des légions romaines, n’auraient pas manqué de proposer à l’homme d’armes l’exemple des seuls corps qui fussent encore debout en France ; ils lui auront dit « Voyez ces valeureuses compagnies ! Composées le plus souvent de vos anciens camarades de périls et de suées, elles sont demeurées inébranlables dans leur dévouement au meilleur des rois. Sans doute comme elles, vous auriez, par votre fidélité, acquis un titre de plus à la reconnaissance de la patrie, si vous aviez eu comme elles, le bonheur de contempler incessamment toutes les vertus des Princes que la providence nous a rendus. Mais, dorénavant que leur exemple, secondé des grandes remontrances du sort, vous apprenne à ne plus avouer d’autres drapeaux que ceux de vos pères ; qu’elles seules vous guident, car vous les verrez toujours au sentier de l’honneur »
Oui, voilà le langage qu’on aurait pu maintenir dans l’armée, et quand l’heure du combat aurait sonné, quand la fortune de la France aurait confié ses antiques lauriers à ses nouvelles bannières, on aurait vu la victoire, par familiarité aux autres armées, reconnaître ces corps éclatants que ses mains couronnaient autrefois dans les murs de Valencienne, ou sur le champ de bataille de Cassel.
Inutiles regrets ! Le jour qui a pour jamais rendu au roi désiré le sceptre de ses pères, a vu s’évanouir toutes nos destinées, toutes nos espérances et tout notre avenir. Ce jour qui a comblé tant de vœux et consolé de tant d’infortunes, ne devait être empoisonné d’amers regrets que pour les plus zélé défenseurs de l’autorité royale ; ce jour qui était le premier de bonheur de la France, devait être le dernier ou il nous fut permis de recueillir, en environnant le trône la récompense de notre fidélité ; ce jour qui éclairait la résurrection inespéré de la monarchie, a vu condamner le dernier monument qui restât à la France de son ancienne splendeur.
O vous qui fûtes les instruments de la désastreuse usurpation du 20 mars, avant d’avoir été les victimes, soldats de Waterloo, nous n’aurions pas du être associés à votre fortune – le même arrêt nous frappe.
Puisse l’avenir répondre aux espérances du présent ! Puisse le vertueux monarque, dont l’âme fut assez forte pour ne pas succomber au faix de tant d’adversité, ne jamais se souvenir que la révolution préluda par la suppression des gardes royales, aux sanglantes scènes dont elle préparait à la France l’affreux spectacle ! Puisse-t-il rencontrer autour de lui tant de fidélité et d’amour, qu’il n’ait point un jour à regretter la Maison Militaire dont le sacrifice lui est arraché !
Et nous, quoique résignés à notre destinée, pour la première fois, l’obéissance nous paraîtra pénible. Tout nous unissait, mêmes sentiments d’affection et de respect pour les dignes chefs que le roi nous avait données, même dévouement à l’auguste sang de Saint-Louis, même amour pour nos princes- Hélas – aussi, même espérances et mêmes vœux ! Si les regrets qu’inspire à nos cœurs notre séparation, pouvaient approcher le cœur du roi, il conserverait auprès de lui les plus zélés défenseurs de sa couronne.
Du moins une consolation bien douce nous restera, quelles que soient les diverses carrières que nous serons appelés à fournir, nous y porterons la confiance d’avoir bien mérité du roi, dans les circonstances difficiles où la providence nous avait portés. Ce témoignage, la France entière nous le donne, et jusqu'à notre dernier soupir, nous nous souviendrons avec orgueil que nous l’avons reçu de la bouche auguste d’un Princesse destiné à soulager toutes les afflictions. Elles sont à jamais gravées dans nos cœurs ces paroles que vous dictait la bonté la plus touchante, à vous que la fortune a donné en spectacle au monde, comme la plus noble victime de ses vicissitudes, et qui semblez n’avoir traversé tant de tempêtes que pour arriver dans le port, environnée de plus de gloire. Digne fille de Louis XVI ! Il n’est pas un des mots consolateurs que vous avez daigné accorder à nos regrets, qui soit échappé à notre reconnaissance ; il n’en est pas un qui ne nous ait payés de tous nos sacrifices et de tout notre dévouement ; il n’en est pas un qui n’ait ajouté à notre désespoir, en nous rappelant que l’heure approche où nous ne serons plus appelés à jouir de votre auguste présence, où il ne nous sera plus permis de venir chaque jour déposer à vos pieds l’hommage respectueux de notre amour.
Qu’il était plein de souvenirs pour tous les français, ce jour qui vous vit naître deux fois (l’anniversaire de la naissance de Madame et aussi celui de sa délivrance), la première à la vie, pour consoler plus tard la France et lui rendre toutes les vertus qu’elle devait trop tôt perdre, la seconde à la liberté, pour prêter à la vieillesse et au malheur l’appui de votre tendresse filiale et de votre héroïque constance ! Combien surtout il nous commandait d’émotions à nous qui, seuls en France, ne pouvions consacrer qu’un tribut de plus à cet heureux anniversaire ! Que dis-je, nous n’étions pas les seuls dont la douleur attristait cette fête de famille.
L’auguste père de Marie-Thérèse, celui qui revit tout Henri IV, n’était pas étranger à nos regrets, quand il s’écriait ; les pauvres rouges ! Et dans les yeux du plus aimé des rois nous n’avons pas craint de deviner quelques-unes de ces précieuses larmes, preuves touchantes du plus tendre intérêt. Hélas ! il était digne du grand cœur de Louis le désir de se laisser émouvoir, comme un de ses pères, au sacrifice de ses compagnies, mais quand Louis XV pleurait d’accorder au duc de Richelieu (1) une séparation qui lui était si douloureuse, nos devanciers, plus heureux que nous, ne quittaient pas leur roi pour toujours !
Ils allaient se montrer dignes de lui et de leur renommée, ils allaient forcer la victoire jusque dans les bataillons anglais, ils allaient immortaliser les champs de Fontenoy en confirmant dans tous les cœurs français, le sentiment de la supériorité nationale. Mais nous ! on nous dissémine, on nous éloigne, sans qu’aucun haut fait d’armes ait illustré notre renaissance, sans que nous ayons pu par de nouveaux exploits recommander les noms qui nous décorent en souvenir de la postérité. Nos épées vont rentrer dans le fourreau, et nous n’aurons rien ajouté à tous les lauriers dont nos compagnies furent couvertes.
Adieu donc, casques étincelants, superbes armures que l’Europe rencontrait autrefois dans toutes les tranchées et sur tous les champs de bataille !
Foudres du Gendarme et du chevau-léger, voix du Mousquetaire : vous ne brillerez plus au milieu des hasards de la guerre, nos armées vous chercheront en vain dans leurs lignes ; vous ne serez plus là pour guider leur bouillante valeur dans le sentier de la victoire.
Oisifs trophées de notre fidélité, vous serez transmis à nos enfants comme monuments et comme leçons ; vous leur rappellerez les grandes épreuves que nous avons traversées ; vous leur transmettrez l’amour que nous portions au sang de nos rois ; vous leur imposerez le devoir d’imiter l’inébranlable dévouement de leurs pères ; et, condamnés à dormir éternellement dans la poudre, vous serez encore utiles à la Sainte cause de l’autel et du trône.
Et vous, famille bien aimée des rois, daignez accueillir la dernière expression de notre inviolable attachement et de nos éternels regrets. Vous pourrez bien dissoudre nos compagnies, vous ne pourrez pas les détruire. Ce n’est pas assez que dans nos cœurs vivent toujours les glorieux témoignages de votre auguste bienveillance, notre esprit vous environnera sans cesse ; et si jamais la patrie est menacée, vous n’aurez pas besoin de frapper du pied la terre, vous verrez apparaître tout à coup, sous leurs éclatantes couleurs, ces familles de braves dispersées aujourd’hui, rassemblées alors par l’ardeur de notre zèle, toujours prêtes à revivre malgré vous et pour vous, quand la voix du péril se sera fait entendre.
(1) Au moment où la bataille de Fontenoy paraissait perdue, Monsieur le Duc de Richelieu vint demander au Roi sa maison militaire, et Louis XV ne l’accorda qu’en versant des larmes.